CR – Protecteurs ou prédateurs ? Les hommes face à l’enjeu de la protection des animaux 

En France, 93% de la population souhaite que la législation qui protège les animaux soit renforcée¹. Pourtant, les défenseurs de la cause animale peinent à être entendus et leurs revendications, lorsqu’elles sont inscrites dans la loi, ne sont que peu appliquées. Derrière ce paradoxe se cache un jeu d’opposition et de confrontation d’intérêts officiels et officieux autour de la protection animale. Lors de la séance du 1^er décembre 2022 du séminaire d’Actualité critique, nous avons cherché à identifier les acteurs intervenant dans l’adoption ou le rejet des mesures, mais aussi en quoi consistent ces dernières et sur quelles connaissances scientifiques elles reposent.

Ces thèmes ont été discutés par deux spécialistes des questions de bien-être et de protection des animaux grâce à un dialogue entre leurs disciplines, le droit et l’économie. Alice Di Concetto est juriste en droit de l’animal à l’Institut européen du droit de l’animal (European Institute for Animal Law & Policy). Elle a pu nous éclairer grâce à son expertise sur le cadre juridique de la protection des animaux et sur les processus de législation à l’échelle européenne. Romain Espinosa, chercheur rattaché au CNRS spécialisé en économie du bien-être animal, est l’auteur de Comment sauver les animaux ? Une économie de la condition animale². Son analyse de l’articulation entre intérêts des animaux et des humains dans la société française a montré comment la science économique peut permettre d’améliorer la condition animale.

La discussion s’est ouverte sur des questions de définition des notions régulièrement employées dans le cadre des débats relevant de la condition animale : bien-être animal, droit des animaux, protection des animaux… Alice Di Concetto a tout d’abord expliqué que la notion de bien-être animal n’avait pas d’existence juridique. Ce sont en fait des référentiels qui sont utilisés pour fonder les mesures de protection des animaux. Le référentiel dit des cinq libertés est ainsi reconnu par le législateur et est aussi partagé par les économistes. Il s’agit d’un socle minimal de libertés accordées aux animaux : l’absence de faim, de soif et de malnutrition, l’absence de peur et de détresse, l’absence de stress physique et/ou thermique, l’absence de douleur, de lésions et de maladie et enfin la liberté d’expression d’un comportement normal de son espèce. L’enjeu en économie, a expliqué Romain Espinosa, est de traduire des modèles de la science animale afin d’analyser la condition des animaux, notamment dans les élevages mais aussi dans le cadre de la chasse et de l’expérimentation animale. Dans sa pratique de juriste, Alice Di Concetto considère que les cinq libertés sont insuffisantes. Il ne faut pas se contenter de protéger les animaux d’expériences négatives, il faut leur assurer une bonne vie. Elle analyse cette pratique comme relevant d’un droit animal « nouvelle génération ». Selon elle, le législateur doit dépasser une vision des animaux limitée aux fonctions et aux usages qui leur ont été réservés par l’homme.

Pour poursuivre la discussion, les intervenant∙e∙s ont été invité∙e∙s à décrire les différents acteurs qui participent aux débats autour de la protection des animaux. Romain Espinosa a expliqué qu’au niveau national, il s’agissait d’un jeu multi-acteurs faisant intervenir ONG, partis politiques et groupes d’intérêts privés relevant de l’industrie. Les ONG, pour leur part, mènent des stratégies de sensibilisation auprès des citoyens, à l’aide de vidéos choc par exemple. Elle interviennent aussi dans le cadre de discussions avec des entreprises. Les partis politiques représentent les différentes forces en jeu dans la protection des animaux. Le Parti animaliste se pose en réservoir de pression électorale auprès des responsables politiques afin d’obtenir de nouvelles mesures de protection, tandis que le groupe anciennement nommé Chasse, pêche, nature et traditions défend un autre point de vue. Enfin, le dernier groupe identifié, l’industrie, prend la forme de syndicats (d’éleveurs, de chasseurs, de circassiens). Alice Di Concetto a confirmé ces dynamiques à l’échelle européenne, en notant par ailleurs l’importance des citoyens qui se mobilisent pour obtenir de nouvelles mesures protégeant les animaux. Elle a ainsi pris l’exemple d’une Initiative citoyenne européenne (ICE) lancée par la CIWF en 2018. Il s’agissait de demander à la Commission européenne d’interdire l’élevage en cage qui est utilisé pour les poules pondeuses, les truies gestantes ainsi que les veaux. Néanmoins, outre cette initiative, Alice Di Concetto a noté qu’en Europe, la tradition du contentieux est relativement peu développée et qu’il faudrait que les citoyens saisissent le juge plus souvent pour améliorer le droit animalier.

Les intervenant∙e∙s ont expliqué que les mécanismes permettant une amélioration de la condition animale se jouent à différentes échelles. Les acteurs se mobilisent notamment à l’échelle locale pour mettre en place des mesures visant au bien-être des animaux. La ville de Montpellier, par exemple, a fourni un exemple dans la modification des régimes alimentaires carnés dans les cantines. La relation aux animaux en ville passe aussi par une modification du rapport aux « nuisibles ». Plutôt que de les empoisonner, il a été proposé de leur donner de la nourriture contraceptive, par exemple. En ce qui concerne les animaux sauvages, des initiatives locales proposent des mesures pour les protéger de la chasse, ce qui n’est pas le cas au niveau national. L’échelle nationale semble en effet peu efficace, notamment sous la mandature actuelle. De plus, la France se trouve en concurrence avec d’autres pays. C’est pourquoi l’échelon européen est essentiel pour adopter des mesures.

La question proprement politique de la représentativité de l’opinion publique, largement en faveur d’une protection accrue des animaux par les lois, a été abordée. Le déficit démocratique s’explique, d’après Romain Espinosa, par la structuration des groupes défendant d’autres intérêts que ceux des animaux³. Les intérêts de la chasse sont ainsi particulièrement bien représentés auprès des députés mais aussi parmi le gouvernement actuel. Ainsi, le gouvernement a régulièrement été rappelé à l’ordre pour ne pas avoir respecté la directive européenne « oiseaux », adoptée en 2009 pour mettre fin notamment à la chasse à la glu qui permet une capture massive d’oiseaux. Le débat sur la corrida, qui a eu lieu durant la semaine précédant la conférence, illustre également la façon dont la politique s’invite dans les discussions sur la protection des animaux et comment certains intérêts bloquent l’adoption de mesures. Portée par le député La France insoumise Aymeric Caron, la proposition de loi interdisant la corrida n’a pu faire l’objet d’un compromis entre les différentes forces politiques. Les opposants à la proposition, parmi lesquels se trouvait le ministre de la Justice, Éric Dupont-Moretti, ont fait durer la discussion au moyen d’amendements et de longues réponses à chacun d’eux. Deux ans auparavant, en octobre 2020, un échec comparable avait été rencontré par la proposition de loi portée par le député Cédric Villani. Il s’agissait de six mesures reprenant les propositions d’un référendum pour le droit des animaux. Roman Espinosa a analysé les causes de cet échec selon trois défauts principaux : la proposition était portée par l’opposition, elle concernait l’élevage ainsi que la chasse.

Outre ces blocages qui se déroulent au niveau parlementaire, l’application des mesures ayant été votées peut être un autre frein à l’amélioration effective de la condition des animaux. Le budget alloué par l’Etat à ces mesures est crucial pour la mise en pratique de la protection animale. Or il est fréquent que peu de moyens soient accordés à ces mesures. Un contraste frappant a été souligné par les intervenant∙e∙s entre la répression, dans le cadre de la cellule Demeter, des défenseurs de la cause animale s’étant introduits dans des élevages pour prendre des photos tandis que seulement 1% des exploitations agricoles sont inspectées en France aujourd’hui. C’est également le sort qu’a connu la loi Egalim prévoyant une amélioration de la qualité des repas servis dans les cantines ainsi que le service d’au moins un menu végétarien une fois par semaine. Le gouvernement n’ayant pas mis en œuvre des moyens suffisants, moins de la moitié des cantines ont pu appliquer la loi. Par ailleurs, le jeu d’intérêts divergents entre acteurs et personnel politique a pu constituer un obstacle à la mise en œuvre de ces mesures puisque le député désigné pour veiller au respect de la loi était Jean-Baptiste Moreau, député et éleveur qui s’était prononcé contre la proposition.

Enfin, il a été question de la place de la recherche scientifique dans les débats concernant le bien-être animal et de la façon dont les travaux informent les mesures. Lorsqu’elle a évoqué la qualité insuffisante des textes de loi européens, Alice Di Concetto a décrit la dimension fluctuante de la science en matière de bien-être animal. En effet, du fait de son fonctionnement technocratique, la Commission européenne s’appuie sur la consultation d’experts qui ne sont pas toujours d’accord entre eux. La notion même de science du bien-être animal revêt des significations diverses selon les scientifiques. Pour certains, le fait de sélectionner génétiquement des traits chez des animaux va à l’encontre de l’intérêt des animaux tandis que d’autres considèrent cette pratique comme acceptable. La question de l’interprétation des résultats scientifiques est particulièrement sensible à propos de la condition des animaux.

Pour conclure la discussion, il a été proposé à Alice Di Concetto et à Romain Espinosa de revenir sur leurs parcours académiques et professionnels et sur la façon dont tous deux ont décidé de s’intéresser à la protection des animaux. Le droit s’est plus largement emparé des questions liées à la condition animale, tandis que l’économie y est longtemps restée peu réceptive. Toutefois, Romain Espinosa a noté des évolutions récentes dans sa discipline : la première conférence en économie du bien-être animal a eu lieu cette année à Stanford, ce qui constitue selon lui une consécration de ce champ de recherche. Alice Di Concetto a souligné l’importance de son passage par les Etats-Unis pour découvrir une pratique de la recherche qui revendique un positionnement et des opinions. L’apprentissage de la liberté académique lui semble centrale pour participer à l’amélioration de la condition animale. Une recherche suivant le statut quo n’est pas plus neutre ou objective qu’une autre. Pour nos deux invité∙e∙s, intégrer le bien-être animal dans ses travaux constitue donc une prise de position qui a toute sa place dans la pratique du chercheur.

Valentine Eliet, Mathilde Poquillon & Emma Osswald