Dans cette quatrième séance du séminaire Actualité critique sur les relations humain-animal, nous nous sommes interrogés sur la scientificité et l’historicité de la notion de « mâle alpha », depuis sa naissance dans le champ de la biologie comportementale jusqu’à sa réappropriation par les discours masculinistes contemporains. Cette table ronde a été l’occasion d’un dialogue interdisciplinaire entre l’anthropologie d’une part et l’éthologie d’autre part, représentés par Mélanie Gourarier, anthropologue du genre et des sexualités, Thierry Bedossa, docteur en médecine vétérinaire et vétérinaire comportementaliste, ainsi que Sarah Jeannin, psychologue clinicienne et docteure en éthologie. La discussion a été structurée autour de trois sujets principaux : (1) les origines de la notion de « mâle alpha » et ses soubassements idéologiques ; (2) son glissement sémantique dans les discours et la pensée masculinistes ; (3) les représentations des rôles de genre que ces discours peuvent véhiculer.

La notion de « mâle alpha » dans le champ de la biologie comportementale

Thierry Bedossa et Sarah Jeannin sont d’abord revenus sur la définition de la notion de « mâle alpha ». Le « mâle alpha » désigne l’individu dominant d’un groupe d’animaux sociaux. Il est au sommet de la hiérarchie et dispose par conséquent d’un accès privilégié aux ressources alimentaires et sexuelles. La notion naît dans le cadre d’une première éthologie encore balbutiante, élaborée par des scientifiques sur la base d’études de terrain menées sur des loups élevés en captivité. Cette approche n’est pas sans poser problème, dans la mesure où les animaux en captivité n’ont pas la même structure sociale ni les mêmes comportements que leurs homologues en milieu naturel.

À ce biais méthodologique s’ajoute un biais idéologique. L’étude de la dominance chez les loups s’inscrit en effet dans un contexte dans lequel les relations humain-animal sont elles-mêmes marquées par des dynamiques de domination. Au cours du xx^e siècle, le nombre d’animaux domestiques est en hausse, tandis que les populations sauvages décroissent. Les théories de la dominance ont par ailleurs eu un effet rétroactif sur notre manière d’envisager les relations humain-animal. Thierry Bedossa a par exemple souligné les problèmes posés par certaines méthodes de dressage où le maître est incité à prendre la position du mâle alpha vis-à-vis de son animal et de recourir à la violence pour le faire obéir. Ces théories du dressage se sont appuyées sur la biologie comportementale pour reproduire les mécanismes de domination que l’on croyait déceler dans le comportement naturel des canidés.

Thierry Bedossa et Mélanie Gourarier ont ensuite souligné les porosités qui existent entre les théories de la dominance et les idéologies racistes d’inspiration biologique. La phrénologie a par exemple cherché à prouver l’existence d’une hiérarchie entre les races humaines en s’appuyant notamment sur la forme des crânes humains. Cette tendance de la biologie à produire des hiérarchies naturelles a pu constituer un terrain fertile pour la naissance des théories de la dominance chez les animaux. En retour, ces théories ont pu servir de caution scientifique aux rapports de domination interethniques revendiqués par certaines idéologies racialistes, à l’exemple du nazisme.

Par la suite, une seconde éthologie s’est intéressée aux populations dans leur milieu naturel, en particulier avec l’arrivée des femmes en primatologie, comme Dian Fossey et Jane Goodall. De nombreuses critiques ont alors été formulées contre les théories de la dominance et la notion de « mâle alpha ». Celles-ci ne reposent en effet que sur l’observation de loups captifs non apparentés, ce qui n’est jamais le cas en milieu naturel : les meutes de loups correspondent en fait à des unités familiales bien délimitées. L. David Mech, biologiste à l’origine de la notion de « loup alpha », a lui-même réfuté ses propres théories dans les années 2010. Par ailleurs, l’importance accordée à la domination et à la compétition peut occulter les phénomènes de coopération qui intéressent désormais de nombreux éthologues.

La réappropriation de la notion de « mâle alpha » dans les discours masculinistes

Si la notion de « mâle alpha » est de plus en plus questionnée dans le champ de l’éthologie, elle connaît toutefois un franc succès dans les milieux masculinistes, où elle permet de soutenir une certaine vision des relations hommes-femmes. Mélanie Gourarier regrette que le masculinisme soit souvent traité comme une bizarrerie, un phénomène social ultra-spécifique, à l’instar de la communauté des « incels » (involuntary celibate, célibataire involontaire en français). Elle considère au contraire le masculinisme dans un sens plus large, qui ne se résume pas à des groupes sociaux déterminés, mais correspond plutôt à une idéologie diffuse avec laquelle nous sommes toutes et tous en prise.

L’idéologie masculiniste se caractérise notamment par la justification des comportements masculins sur la base d’observations biologiques. C’est une manière d’essentialiser et de naturaliser les rôles sociaux et en particulier les rôles de genre. Le mâle alpha est une catégorie biologique qui se prête bien aux discours masculinistes. Il renvoie à l’image du chef de meute, l’homme qui séduit toutes les femmes et qui domine tous les hommes. C’est pourquoi le masculinisme s’en est emparé, sur fond de pop science et de développement personnel. Le recours à cette notion permet en effet de donner aux discours masculinistes les apparences du discours scientifique, et donc de les légitimer.

Cependant, ce terme ne s’est pas seulement retrouvé dans des discours extrêmes ou minoritaires, mais il s’est aussi installé dans le langage courant. Il est un exemple de la façon dont le masculinisme peut induire une lecture essentialiste des comportements humains et des rôles de genre dans l’ensemble de la société. Il est difficile de retracer exactement l’itinéraire de la notion depuis le champ des sciences naturelles, au sein duquel il suscite toujours de vives controverses, jusqu’au langage courant. Il faut en tout cas lire la circulation des concepts scientifiques comme autant de rencontres possibles entre le discours scientifique d’une part et les représentations socioculturelles d’autre part, à une époque donnée. L’irruption de la notion de « mâle alpha » dans le langage courant marque ainsi la rencontre entre une lecture scientifique verticale des relations animales et une certaine représentation de la masculinité fondée sur la domination et la compétition entre les hommes.

Selon Mélanie Gourarier, les modèles de masculinité entraînent un placement sur l’échelle sociale. Les modèles les plus valorisés changent en fonction du milieu social et de l’époque. Aujourd’hui, de nouveaux modèles de masculinité reposant sur les codes de la féminité se construisent à rebours du modèle de l’homme viril, jugé rétrograde et sexiste. Ce nouveau modèle non viril entraîne de nouvelles formes de valorisation sociale. Du point de vue masculiniste, l’émergence de ces modèles suscite l’angoisse de la « crise de la masculinité ». Pourtant, une lecture historique des rôles de genre montre qu’il est impossible de dater le début de cette supposée crise ou d’en attester l’existence. Celle-ci semble être un état permanent : depuis l’Antiquité, les inquiétudes sur l’efféminement des hommes sont courantes, ce qui infirme l’idée que la masculinité serait particulièrement mise à mal à notre époque.

Approche interdisciplinaire : les notions de « mâle sigma » et de « femelle alpha »

La caractéristique principale des modèles de masculinité actuels repose sur la mise en valeur de l’autonomie des hommes, ainsi que sur leur capacité à affronter seuls les épreuves de la vie. Ce trait est cristallisé, dans le langage masculiniste, par la notion de « mâle sigma », souvent employée de manière ironique sur Internet. Thierry Bedossa et Sarah Jeannin ont indiqué que cette notion n’existe pas en éthologie, contrairement à la notion de « mâle alpha ». Le « mâle sigma » désigne un individu qui se défait des rapports de dominance en se positionnant à la marge du groupe social. Il renvoie au stéréotype du « loup solitaire ».

Or, cette idée de loup solitaire est largement fantasmée, selon les éthologues. Chez les loups, la dépendance au reste du groupe est primordiale. Il n’existe pas de loups solitaires, parce qu’un tel individu ne pourrait pas survivre en milieu naturel. Si l’autonomisation des individus vis-à-vis du noyau familial advient effectivement chez les jeunes loups, c’est seulement pour fonder une nouvelle meute sur un nouveau territoire. Pour Mélanie Gourarier, cette injonction à l’indépendance renvoie surtout aux valeurs des sociétés ultralibérales qui valorisent celles et ceux qui s’en sortent seuls. C’est le mythe du self-made man.

Si l’idéologie masculiniste est essentiellement proposée par des hommes pour parler des relations entre hommes, quelle place est alors faite aux femmes dans ces discours ? Pourquoi la notion de « femelle alpha », par exemple, est-elle absente de nos représentations ? Sarah Jeannin a rappelé, à juste titre, que c’est la norme chez les insectes que les femelles soient au sommet de la hiérarchie sociale. Il existe par ailleurs des groupes sociaux matrilinéaires, notamment chez les éléphants. La coopération entre femelles permet chez certains mammifères de rebattre les cartes de la domination interindividuelle. Si la notion de « femelle alpha » est bien documentée en éthologie, celle-ci n’a que peu de résonance dans le langage courant. Selon Mélanie Gourarier, trouver un équivalent féminin au « mâle alpha » dans nos représentations culturelles aurait peu d’intérêt, car il est impossible de symétriser les concepts.

L’analyse critique de la notion de « mâle alpha » met en évidence tout un jeu d’interactions entre concepts scientifiques et représentations sociales. La notion de « mâle alpha », avant même d’être réappropriée et retravaillée par le langage masculiniste, est marquée dès son origine par des représentations idéologiques, plaquées sur le monde animal et les relations humaines. Cette séance a été l’occasion de confronter l’histoire des sciences et l’histoire du genre pour mettre en lumière l’influence des discours scientifiques sur nos représentations sociales, et réciproquement.

Ulysse Benvegnen, Valentin Brochet & Samuel Solé