CR – Loup, qui es-tu ? Les enjeux de la présence du loup en France

Voilà déjà trente ans qu’un couple de loups, aperçus au parc du Mercantour le 5 novembre 1992, traversait la frontière franco-italienne. Le lupus canis faisait alors son retour en France, plus de soixante ans après que les derniers représentants de l’espèce vivant sur le territoire national avaient été tués. Trois décennies se sont écoulées, et le sujet est plus brûlant que jamais : il convient donc de dresser un bilan et d’ouvrir des perspectives sur l’avenir. Il y a aujourd’hui près de mille loups en France. Nombreux sont ceux qui vivent dans les Alpes au dam des éleveurs des alpages : on estime qu’environ quinze mille animaux d’élevage sont tués chaque année. Aujourd’hui, on en trouve aussi dans les campagnes, et les loups solitaires, dit « dispersants », peuvent désormais s’aventurer dans toutes les régions françaises. Le loup est une espèce hautement protégée au titre de l’annexe II de la convention de Berne qui a été ratifiée par la France en 1990. Mais c’est également une espèce décriée. Le débat public rend bien compte de la polarisation de la question, entre les « pro-loups », qui se réjouissent de l’amélioration de la biodiversité qui résulterait du retour du loup, et les « anti-loups », qui déplorent la saignée des troupeaux. Dans cette séance du séminaire « Actualité critique », consacré ce semestre aux rapports entre l’homme et l’animal, nous nous sommes efforcés de comprendre les enjeux de la présence du loup en France, en particulier dans les alpages, au-delà du clivage entre « pro-loups » et « anti-loups » qui domine l’espace public.

Le double détour de l’histoire et de l’éthologie nous paraissait fécond pour embrasser les différentes dimensions du problème et prendre du recul vis-à-vis des polémiques, des intérêts et des idéologies contradictoires qui s’articulent à lui. C’est pourquoi nous avons invité Jean-Marc Moriceau, professeur émérite d’histoire moderne à l’université de Caen, qui a publié plusieurs ouvrages sur la place du loup dans les sociétés rurales et plus généralement sur les rapports conflictuels entre l’homme et le loup dans les sociétés européennes dans la très longue durée. Jean-Marc Landry, biologiste et éthologue suisse, spécialiste du chien de protection des troupeaux, et homme de terrain qui se démène pour développer des manières de faire cohabiter les éleveurs et leurs troupeaux avec les loups, a également accepté notre invitation pour mieux nous faire connaître le loup.

Dans un premier temps, les invités nous ont parlé des politiques publiques de gestion du loup, de leur évolution dans l’histoire, et des différents moyens concrets de résoudre le problème de la coexistence entre loups et élevages.

Jean-Marc Moriceau a d’abord insisté sur l’idée que dans une civilisation où l’espace géographique était de plus en plus occupé par l’homme, la conflictualité avec le loup devenait évidente : les sources historiques font la part belle à Canis Lupus, qui est sans doute l’animal sauvage qui a laissé le plus de traces dans les mémoires écrites de nos sociétés. Cette conflictualité n’a dans un premier temps pas conduit à l’extermination du loup : jusqu’au XVIIIe siècle, l’homme était conscient de ne pas être en mesure d’éradiquer les populations lupines. Ce n’est qu’avec les progrès en matière d’armes et de moyens de destruction que l’objectif d’éradication s’est imposé, au cours du XIXe siècle. La logique prédatrice a alors dominé jusqu’à la disparition du loup en France dans les années 1930. Jean-Marc Landry a rappelé qu’après près plus d’un demi-siècle d’absence, le retour de l’espèce sur le territoire français ne pouvait s’effectuer que dans la douleur : le pastoralisme s’était acclimaté d’une montagne sans loup, et s’était ainsi développé sans barrières ni habitudes de protection. Le retour du loup implique donc de repenser le pastoralisme : les tirs de loup, s’ils peuvent constituer un outil de protection parmi d’autres, ne seraient pas une solution viable à long terme.

Jean-Marc Moriceau est également revenu sur le contexte politique et écologique des années 1990. Il a insisté sur la révolution qu’avait constituée la ratification par la France de la convention de Berne (1990), qui a engendré une inversion du traitement juridique du loup : d’espèce nuisible, il devenait animal protégé. La réintroduction du loup s’est faite dans un climat social tendu entre les différentes administrations et les milieux pastoraux, ce qui a contribué à aviver des conflits dans les années qui suivirent. Sur ce point, Jean-Marc Landry a développé une opinion différente de celle de Jean-Marc Moriceau : la réintroduction du loup s’est faite de manière naturelle, depuis l’Italie : les loups fonctionnent en effet selon une logique familiale spécifique, qui conduit certains individus à quitter leur meute d’origine pour aller coloniser de nouveaux espaces. Le loup peut ainsi se disperser jusqu’à 2 000 kilomètres de son milieu d’origine. A cet égard, l’arrivée du loup dans de nouveaux départements français pose des enjeux de gestion majeurs. Ainsi, le retour récent du loup dans le Massif Central pose problème à un élevage ovin encore très peu adapté aux menaces spécifiques de cette espèce.

Dans un deuxième temps, nous avons ouvert la discussion en nous demandant de quelle manière la présence durable du loup réinterroge le rapport de l’homme au « sauvage », dans une société qui s’en est toujours plus éloignée. Nous avons demandé aux intervenants s’ils voyaient le problème de la coexistence des loups et des troupeaux comme un symptôme d’une crise du « crise du sauvage »¹ ou encore s’ils partageaient la lecture de Baptiste Morizot, qui explique la contradiction actuelle entre une politique répressive à l’égard du loup et une politique de « réensauvagement » de certains espaces ruraux par le développement moderne et concomitant d’un modèle de régulation des nuisibles et d’un modèle de sanctuarisation du sauvage.² Tandis que Jean-Marc Moriceau utilisait volontiers le terme de « sauvage » pour mesurer la distance entre une société et la nature, pour souligner la manière dont une société urbanisée « reporte les conséquences de son idéologie culturelle sur une petite catégorie de population qui paie de plein fouet (…) le retour du loup », Jean-Marc Landry insistait en tant qu’éthologue sur le fait que les loups appartiennent aujourd’hui au même écosystème que les moutons et que le sauvage n’existe plus en Europe occidentale. Pour ce dernier (comme pour Baptiste Morizot par exemple), le loup révèle notre relation à l’environnement, mais révèle que l’on est « en guerre contre l’environnement » alors que l’on est « fait de la même matière » : si la question de la cohabitation entre les loups, les bergers et leurs brebis est si cruciale, c’est qu’elle se situe au cœur de la crise écologique. A l’inverse, pour l’historien, la norme par rapport à laquelle il y a une crise est moins le vivant, dont nous nous serions extirpés, que le rapport séculaire entre les sociétés rurales et le loup, leur « ennemi ». A ce titre, les politiques de régulation du loup évoquées dans un premier temps établiraient une continuité avec ce rapport-là au sauvage, après une parenthèse de « destruction », entre les années 1880 et 1930 dans le cas de la France. Ce qui lui paraissait finalement anormal et remis en cause par la prolifération récente du canis lupus, c’est plutôt la sanctuarisation du loup à partir des années 1970 et l’impossibilité juridique de déclassifier le loup d’espèce protégée à espèce nuisible.

C’est pourquoi Jean-Marc Moriceau disait d’un côté rejeter l’idée de « cohabitation », « idéaliste » selon lui, aberrante historiquement et eu égard au comportement carnassier du loup, et lui a préféré l’expression de « compromis nécessaire ». Certes, la présence du loup en France paraît indiscutable, mais il faut selon lui développer une gouvernance territorialisée et contextualisée, en croisant les échelles locales, nationale et européenne, afin d’articuler les divers intérêts sur cette question et réguler la population lupine. D’un autre côté, Jean-Marc Landry prônait la « cohabitation » et même la « protection » à long terme. Il disait souhaiter que les éleveurs comprennent mieux le loup pour développer des dispositifs de protection adaptés, et regrettait le préjugé selon lequel le tir de prélèvement serait la seule solution pour éviter que les ovins et aussi maintenant les bovins soient attaqués, trop présent selon lui au ministère de l’Agriculture, où les solutions que lui-même et ses équipes proposent ne trouvent guère d’écho.

Les débats nous ont donc éclairé sur les multiples enjeux posés par la présence du loup en France, depuis son retour dans le pays en 1992. Les mythes historiques, symboliques et culturels qui entourent cette espèce ne facilitent pas la tâche du chercheur, qui se doit d’écarter toute prénotion avant de se pencher sur le cas du loup. D’espèce nuisible, le loup s’est mué en espèce protégée, et semble devenir aujourd’hui une espèce gérée : de la destruction à la gestion en passant par la protection, l’équilibre des forces ne rend pas aisé le débat. Cette table ronde aura permis d’exprimer des avis souvent divergents, mais toujours mesurés, et toujours animés par une même passion pour la connaissance du loup. Croiser les disciplines a présenté un grand intérêt, puisqu’en matière lupine, l’écologie et l’éthologie ne peuvent se passer des enseignements de l’histoire. De même, le loup est un objet historique bien particulier, dont l’analyse ne peut se passer de l’apport d’autres matières que l’histoire. Ces recherches, ces débats, font progresser nos connaissances sur le loup et permettent, en creux, de dessiner un nouveau rapport de l’homme au sauvage.

Amaury Coulomb & Amaury de Coudenhove