CR – Femme, Vie, Liberté : la synthèse des mouvements de révolte en Iran ?

En septembre 2022, la mort de Jina Mahsa Amini, jeune femme kurde, suite à son arrestation par la police des mœurs déclenche un vaste mouvement de révolte à travers l’Iran : manifestations, désobéissances, diffusion sur les réseaux sociaux ; autant d’actes auxquels le régime de république islamique répond par la répression. Depuis la mise en place de ce dernier à la suite de la révolution de 1979, les mouvements de contestation ont été nombreux et ont mobilisé des groupes sociaux divers : étudiant.es, classes moyennes, populations très précaires. Ces protestations visaient : les hausses de prix, le manque de démocratie, de libertés. Par ailleurs, il ne faudrait pas oublier les contestations et conflits armés entre populations kurdes et forces de sécurité du gouvernement ; et plus généralement l’oppression et les discriminations dont la minorité kurde fait l’objet.

La spécificité de la révolte en cours semble résider dans son caractère synthétique. Au coeur du slogan kurde “Femme, Vie, Liberté”, la nécessaire libération des femmes pour l’accès à une vie libre ; mais, si la révolte est en premier lieu une révolte féministe, elle prend appui aussi sur les revendications des minorités ethniques. Elle est aussi la manifestation d’un mécontentement vis-à-vis de la situation politique avec un durcissement du régime depuis l’arrivée au pouvoir de Reïssi en 2021 à la présidence de la république, et vis-à-vis de la situation économique du pays qui se dégrade.

C’est ce caractère synthétique que nous avons choisi d’interroger au cours de la table ronde avec nos trois intervenant.es.

Les invité.es :

Azadeh Kian, professeure de sociologie à l’université Paris-Diderot, membre du laboratoire du changement social et politique, directrice du Centre d’Enseignement, de Documentation et de Recherches pour les Études Féministes

Mahdis Sadeghipouya, doctorante chercheuse au Laboratoire d’Études de Genre et de Sexualité, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis

Thierry Coville, économiste et chercheur à l’Institut des Relations Internationales et Stratégique

              Dans un premier temps, Azadeh Kian est revenue sur l’investissement des femmes dans les révoltes des dernières décennies. Elle a notamment rappelé que ces dernières se sont souvent trouvées au premier plan des différents soulèvements populaires en Iran, et ce dès la fin du 19ème lors du soulèvement ayant entraîné le changement constitutionnel de 1906 qui mettait fin à l’absolutisme de la monarchie. Les années précédant la révolution de 1979 sont caractérisées par une modernisation intense du pays sous le Shah alors en place. Durant cette période, les femmes se mobilisent fortement pour faire avancer leurs droits. Elles vont continuer à le faire après la mise en place de la république islamique, et ce dès 1979 et la mise en place de la nouvelle constitution qui a entraîné un recul des droits des femmes. Il n’est donc pas nouveau de voir des femmes manifester pour leurs droits en Iran. Cependant, le combat féministe a longtemps été accaparé par les femmes des classes aisées et cultivées. La spécificité du mouvement en cours réside dans la présence au premier front de femmes issues des classes populaires.

             Mahdis Sadeghipouya a enchaîné sur une autre spécificité du mouvement : la visibilisation des minorités LGBTQIA+. La position du régime en place vis-à-vis de ces dernières n’est selon elle pas sincère : d’une part, une apparente tolérance : légalisation du changement de sexe en 1986 mise en avant comme une forme de reconnaissance des personnes transgenres, la mise en avant aussi d’artistes issu.es des communautés LGBTQIA+ ; d’autre part, une répression de ces minorités (arrestations facilitées des journalistes ou manifestant.es en faisant partie par exemple). Celles-ci ont donc été longtemps peu visibles dans les mouvements de contestation et se trouvent aujourd’hui pour la première fois en partie mises en avant. Il y a donc union de plusieurs causes qui concernent les droits humains.

            C’est Thierry Coville qui nous a ensuite éclairé.es sur la situation économique de l’Iran. La très forte inflation et la paupérisation des iranien.nes, qui joue de toute évidence aussi un rôle dans leur mécontentement, a deux explications. Selon lui, la plus grosse partie s’explique par les sanctions économiques internationales qui pèsent sur la population. L’autre partie est liée à l’économie interne du pays jugée clientéliste. Une grande proportion de l’économie est monopolisée par des acteurs dépendants de l’état (gardiens de la révolution par exemple), laissant peu de place au secteur privé. C’est cette situation qui mécontente les iranien.nes vis-à-vis du régime en place, persuadé.es qu’ils.elles seraient en mesure d’améliorer la gestion et la production de richesse si on leur en laissait la possibilité.

            Les intervenant.es ont alors échangé plus largement autour du mouvement en cours et de sa pérennité. Il y a un décalage entre un régime de république islamique ferme sur ses positions conservatrices, et les aspirations d’une société iranienne moderne, où les femmes par exemple sont au moins aussi éduquées que les hommes mais empêchées dans leurs droits, juridiques, ou d’accès au marché du travail. Au vu de la force de la répression appliquée au mouvement et des milliers de victimes, le régime se sent de toute évidence menacé par les actions de désobéissance qui se poursuivent. La transversalité du mouvement constitue l’une de ses forces puisqu’elle permet d’unir de nombreux groupes sociaux. Elle va de paire avec l’absence de structure politique unifiante derrière : cela constitue un risque de désaccord par la suite, et les trois intervenant.es s’accordent ainsi à dire qu’il n’y a pas d’alternative au régime en place qui se dégage de façon claire.

            Il semble que la diaspora iranienne à l’étranger, constituée pour partie de personnes ayant fui en 1979 (partisan.es du Shah par exemple), veuille s’impliquer dans la définition d’une alternative politique. Mahdis Sadeghipouya insiste sur la nécessité pour toute alternative politique de se former à l’intérieur du pays, car le risque d’exclusion de certaines composantes du mouvement est trop grand si tout se joue à l’international. Thierry Coville a ensuite lié cette question au désir des diplomaties occidentales de trouver un interlocuteur unifié et suffisamment représentatif du mouvement de révolte en cours. Cependant cela est rendu complexe par les changements au niveau géopolitique dans la région, notamment le rapprochement de l’Iran avec l’Arabie Saoudite, sous le patronage de la Chine, et le renforcement des liens du pays des mollahs avec la Russie. Un jeu d’équilibriste très complexe de la part des chancelleries occidentales qui associerait ainsi recherche d’un interlocuteur fiable pour l’alternative, et ne heurterait pas des partenaires tels que l’Arabie Saoudite, apparaît ainsi très complexe à mettre en œuvre. Azadeh Kian a soulevé un problème majeur : au fond, l’Arabie Saoudite et d’autres puissances très autoritaires de la région n’auraient pas intérêt à voir l’émergence d’une puissance régionale qui serait une société démocratique de 88 millions d’habitants, car cela menacerait leur modèle.

Jean-Philippe Maïga et Apoline Zahorka