CR – Réformer les retraites : la protection sociale (re)productrice d’inégalités

            Le jeudi 16 mars 2023, le gouvernement d’Elisabeth Borne engage sa responsabilité sur le vote du projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, qui a pour objet de réformer le régime des retraites en France. En activant l’article 49 alinéa 3 de la Constitution et en évitant ainsi de faire voter le texte, le gouvernement témoigne du caractère hautement polémique de la réforme engagée, contre laquelle se mobilisent un nombre très important de Français.e.s sur plusieurs journées de grèves et manifestations (le ministère de l’Intérieur dénombre près de 1,3 millions de manifestants le 7 mars). Bien que le sujet des retraites ne soit pas nouveau et ait fait l’objet de réformes successives depuis 1982 (où Mitterrand ramène l’âge légal de départ à la retraite à 60 ans pour les assurés qui ont cotisé 37,5 ans), Emmanuel Macron, en 2017, dit vouloir lancer une réforme systémique des retraites fondées sur un système par points. Mais depuis 2019, cette réforme s’est transformée en réforme paramétrique qui, dans le but de maîtriser les dépenses sociales publiques, se traduit notamment par un report de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Cette réforme fait naître de nombreux débats, autour notamment de son caractère inégalitaire. Or dans son histoire, la protection sociale, née en France dans le but de protéger des catégories d’individus considérées comme « plus faibles », a toujours généré des inégalités de classe et de genre. A titre d’exemple, la loi fondatrice sur les retraites ouvrières ou paysannes de 1910 versait une retraite pour les assuré.e.s de plus de 65 ans, alors que la plupart des travailleur.euse.s de l’époque n’atteignaient jamais cet âge, en particulier les ouvrier.ère.s. Cette séance du séminaire d’Actualité critique a donc eu pour objet d’examiner la façon dont les débats autour de la nouvelle réforme des retraites questionnent le caractère (re)producteur d’inégalités de la protection sociale en France.

Pour nous éclairer, trois invité.e.s ont pu intervenir, apportant chacun.e une expertise différente. Anne-Marie Guillemard, professeur émérite en sociologie à l’Université Paris-Descartes, Philippe Askenazy, directeur de recherche en économie au CNRS et professeur à l’École Normale Supérieure, et Michel Dreyfus, directeur de recherche émérite au CNRS et au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains, nous ont apporté un point de vue transdisciplinaire sur les aspects les plus questionnants de la réforme des retraites.

Dans un premier temps, les intervenant.e.s ont eu l’occasion de présenter leur point de vue général sur la réforme des retraites, son historique, sa philosophie et ses conséquences. Michel Dreyfus, expliquant comment a été pensée la mise en place d’un système de retraites avant 1945, insiste sur le fait que la question fondamentale qui s’est toujours posée à propos des retraites et de la sécurité sociale en général n’était pas « comment réduire les inégalités ? », mais « qui doit gérer le système ? ». Ainsi, la création de la sécurité sociale en 1945, qui s’inscrit dans un projet de reconstruction de l’ensemble du pays, fait progresser le rôle de l’État et vise à couvrir l’ensemble de la population et l’ensemble des risques auxquels elle est soumise (vieillesse, maladie, accidents du travail, famille). On observe cependant que l’État, en confiant largement le système aux syndicats, souhaite donner la charge de la sécurité sociale aux travailleurs, qui sont plus à même d’évaluer leurs propres besoins. Il paraît dès lors étonnant qu’en 2023 soit adoptée une loi contestée par autant de travailleurs et de syndicats. Anne-Marie Guillemard explique cette contestation en soutenant que la réforme de 2023 est la plus inégalitaire de toutes les réformes des retraites qui ont eu lieu depuis 1993. En effet, la réforme « Macron II » fait jouer quasiment uniquement le paramètre de l’âge, contrairement, par exemple, à la réforme Touraine (2014) qui essayait d’être plus équitable. Elle jouait sur la durée de contribution, paramètre bien plus égalitaire en ce qu’il permet de faire travailler en fonction de l’âge d’entrée sur le marché du travail, ainsi que sur la pénibilité (tandis que quatre critères de pénibilité ont été supprimés sous la présidence d’Emmanuel Macron). Par ailleurs, en sollicitant les retraité.e.s avec l’augmentation de la CSG, la réforme Touraine répartissait les efforts et tentait d’être la plus juste possible, ce qui explique qu’elle ait suscité beaucoup moins de mouvement sociaux et de sentiment d’injustice.

Cette injustice, Anne-Marie Guillemard la décrit sous trois aspects : iniquité entre classes socio-économiques ; iniquité de genre ; iniquité entre générations. Iniquité entre classes socio-économiques, car le paramètre unique d’âge légal de liquidation de la retraite va toucher celleux qui, dans les classes moyennes inférieures, peu diplômé.e.s, rentrent tôt dans la vie professionnelle et, ayant leurs annuités à 62 ans, pouvaient liquider leur retraite pleine. Désormais, iels perdent la surcote qu’iels auraient eu s’iels travaillaient jusqu’à 64 ans, tandis que la situation des cadres, rentré.e.s plus tard sur le marché du travail et qui ne liquident de toute façon jamais leur retraite avant 64 ans, ne change pas. Iniquité de genre, car les femmes se voient obligées de fournir un effort plus important dans la mesure où le report de l’âge à 64 ans leur fait perdre l’acquis de validation de trimestres pour la maternité, qui visait à corriger en partie les inégalités femmes / hommes. Iniquité entre générations, enfin, parce que cette réforme ne prend pas en compte l’allongement des durées de vie et le fait que le rythme de vie à trois temps (études / vie professionnelle / retraite) n’est plus un paradigme pertinent pour penser le travail. En ne tenant pas compte des évolutions d’une société de longévité post-industrielle, la réforme de 2023 met à mal le principe de répartition instauré en 1945 disposant qu’aucune génération ne peut se sauver seule. Pour les jeunes, il s’agit ainsi d’un pacte de sacrifice où iels obtiendront des retraites toujours plus tardives et toujours moins généreuses, sans que rien ne leur soit donné en échange.

Philippe Askenazy, acquiesçant avec Anne-Marie Guillemard, a expliqué que le gouvernement a retenu un scénario très pessimiste sur l’équilibre budgétaire des retraites (18 milliards de déficit). Il explique que l’hypothèse “optimiste” des experts prévoyait une augmentation de l’espérance de vie, sans prendre en compte les pandémies futures et présentes ainsi que le changement climatique qui vont probablement modérer cette hausse de l’espérance de vie. D’après Philippe Askenazy, il n’y aura donc pas d’explosion du nombre de retraités et la réforme n’est alors pas forcément nécessaire comme l’affirme Macron. Cependant, il explique que les trajectoires annoncées par l’Union européenne réduisent les apports par taxation des entreprises, et la France s’est en particulier engagée à réduire les prélèvements sur les entreprises, ce qui peut constituer une légitimation de la réforme (il faudra bien trouver les fonds ailleurs). Puis, l’économiste explique que le gouvernement avait certes affirmé un gain de 18 milliards grâce à la réforme, mais que les individus âgé.e.s de 62 à 64 ans ont des chances d’être au chômage à la suite de son application. On assisterait donc à l’augmentation de dépenses sociales différentes. Dans les faits, il est peu probable que les Français travaillent deux ans de plus du fait de la réforme. En cumulant toutes ces explications, il n’y aurait plus de nécessité budgétaire à implémenter la réforme Macron des retraites. Pour Philippe Askenazy, cette réforme montre que l’on assiste à une disparition de la retraite au profit de la capitalisation. Il y aura un boost dans la privatisation du système, ce qui est un facteur d’inégalités majeur. 

Dans un second temps, les intervenant.e.s, répondant à la question de savoir qui pâtira le plus de la réforme de 2023, se sont mis d’accord pour dire que cette dernière pose une inégalité fondamentale en termes d’espérance de vie : à 62 ans, un homme cadre a en moyenne 13 ans de vie devant lui, alors qu’un homme ouvrier en a 7. Avec un système de borne d’âge à 64 ans, ces 7 années sont réduites à 5 : cela signifie qu’on réduit d’un tiers une période où l’on peut profiter à plein de la retraite pour les ouvriers, alors que cela ne change rien pour les cadres qui partaient déjà à 64 ans. Dès lors, selon Philippe Askenazy, « on comprend pourquoi les éboueurs laissent les poubelles dans la rue ». Dans cette même perspective, Michel Dreyfus relève qui si les régimes de retraites antérieurs concernaient les salariés les plus modestes, semble s’opérer en 2023 une inversion du paradigme.

La critique d’une réforme, si constructive soit-elle, ne pouvant se suffire à elle-même, nous avons ensuite demandé à nos invité.e.s quelles étaient les alternatives envisageables à la réforme adoptée en 2023. Anne-Marie Guillemard soutient qu’une réforme des retraites viable est inenvisageable sans une réforme du marché du travail qui, dans une société de longévité, rendrait le travail plus soutenable plus longtemps. La philosophie de la réforme de 2023 est en effet de dire qu’il faut travailler plus tard, mais cette injonction est inefficace en France : en 2010, 200 000 personnes quittaient le marché du travail avant l’âge de liquidation de la retraite. L’existence de ces personne « ni ni » (ni en emploi ni en retraite) témoigne de la vacuité d’une réforme des retraites dont l’intérêt serait de prolonger la vie active. Il faudrait, pour rétablir l’équilibre financier des retraites, maintenir les gens dans le travail en revoyant le management des âges : pour Anne-Marie Guillemard, il est urgent d’accompagner les entreprises en les incitant à s’intéresser à la mobilité des parcours professionnels, pour permettre aux employé.e.s de ne pas rester trop longtemps dans les emplois pénibles. Or la France ne manque pas de modèle, et pourrait s’inspirer de la Suède ou de l’Allemagne. Philippe Askenazy, reprenant cette idée, reproche à l’État, comme employeur direct ou indirect, de n’avoir pas donné les bons signaux au secteur privé, et d’être bien incapable de lui donner des leçons alors que lui-même n’a pas une bonne gestion de ses propres ressources humaines. Enfin, Michel Dreyfus insiste sur l’importance des syndicats dans ce travail de réinvestissement de la question sociale et de la question du travail : c’est par eux, d’abord, que doit passer un consensus sur une refonte indispensable du marché du travail. Les trois intervenant.e.s sont d’accord pour dire que le fait que des propositions émergent à la fois du champ syndical et du champ politique est un signe encourageant dans la recherche d’un consensus sur la façon de réformer le système de sécurité sociale et les retraites. Selon Anne-Marie Guillemard, le président de la République serait bien inspiré d’essayer de développer une légitimité et un dialogue social qui a été complètement rompu, et d’aborder ce dialogue sur la question des conditions de travail.

            Dans un dernier temps, le public a pu poser des questions aux intervenant.e.s. Une personne dans l’assistance pose la question du rôle de la philosophie du travail dans la réflexion sur la réforme des retraites. Anne-Marie Guillemard explique qu’elle conseillerait au président de la République de développer sa légitimité et le dialogue social, qui a été complètement rompu. De son point de vue, ce serait une manière pour lui de s’en sortir au cœur d’un quinquennat “plombé”.  Philippe Askenazy évoque ensuite la popularité de l’auto-entreprenariat en France, qui permet notamment aux jeunes de fuir la subordination à un patron et des horaires contraignants. On voit de plus en plus de jeunes qui essaient de se libérer du salariat. L’économiste explique également que les syndicats doivent occuper un nouveau rôle au sein du marché du travail et favoriser l’usage des nouveaux outils de communication. La personne qui a posé la question et Anne-Marie Guillemard se répondent par la suite sur le fonctionnement vertical des entreprises, fonctionnement qui ne permettrait pas aux travailleur.euse.s de s’exprimer. Dans l’indice de qualité de travail de l’OCDE, est calculée l’autonomie du travail. Donc la France n’est pas bien classée dans le cadre de cet indice. Michel Dreyfus termine en expliquant que l’histoire française a sa particularité qui renforce une certaine culture conflictuelle.

Une autre personne prend la parole, et questionne le fait que le gouvernement ne serait plus un acteur rationnel mais idéologique. Il pose la question de la place du big resignation dans ce que pourrait être la mentalité française dans la rue. Ne faudrait-il alors pas manifester en disant que nous ne voulons plus travailler ? La great resignation, c’est le fait qu’un tiers des démissions aux États-Unis sont en fait des départs à la retraite anticipé, parce que l’âge de départ moyen à la retraite a baissé. Il y a eu un changement dans le rapport au travail après le COVID. En France, on ne peut pas vraiment comprendre ce changement parce que l’âge légal ne nous permet pas de partir plus tôt. De ce fait, en France, le débat porterait davantage sur les conditions de travail que sur un quelconque départ anticipé.

Une autre personne dans l’assistance pose alors la question des conséquences de la réforme sur le jeu politique, et en particulier de la nouvelle place de l’extrême-droite aux élections présidentielles de 2027. Anne-Marie Guillemard explique que la réforme ne va rien apporter, et qu’il faudra de toute manière réformer de nouveau. En effet, pour elle, cette réforme ne mobiliserait pas le bon levier (qui serait une réforme du marché du travail). La retraite est pour elle davantage l’expression de comment s’organisent les temps de travail sur le temps de vie, et l’âge n’est alors plus un bon paramètre pour gérer toutes les situations. Ça l’a été, pour instaurer de l’égalité formelle, mais du fait de l’individualisation des parcours aujourd’hui, les besoins sont éclatés et le paramètre de l’âge est discrédité. Fonder une réforme sur l’unique paramètre de l’âge serait, aux yeux d’Anne-Marie Guillemard, complètement décalé. Les individus souhaiteraient davantage avoir une souveraineté sur leurs temps de vie. Philippe Askenazy explique par la suite que le Rassemblement National serait capable de “défoncer la démocratie” en 5 ans. Pour y arriver, le parti aura probablement tendance au départ à satisfaire les demandes sociales, comme l’abolition de la barrière de l’âge dans le système des retraites, etc. Mais leur volonté ne serait pas purement sociale, le but serait d’asseoir le pouvoir du parti. C’est en cela que la réforme est dangereuse pour Philippe Askenazy (il parle des inquiétudes de la CFDT) : la politique de Macron ferait le lit de l’extrême-droite si celle-ci parvient à accéder au pouvoir. Il y aurait alors un véritable malaise démocratique.

Finalement, une dernière question est posée au sujet de la rationalité politique du gouvernement Macron. Philippe Askenazy confesse que, pour lui, le gouvernement n’agit aucunement de manière rationnelle. Anne-Marie Guillemard explique que le gouvernement n’a aucune idée de ce qu’est la politique, ainsi que le fonctionnement des corps intermédiaires. Philippe Askenazy ajoute que les économistes mainstream (comme Philippe Aghion) ont été très écouté.e.s pendant le premier quinquennat Macron. Macron aurait pu interpréter ses propres échecs comme une conséquence de l’écoute de ces expert.e.s. Aujourd’hui, même les économistes macronistes ne sont plus écouté.e.s et sont totalement satellisé.e.s. Pour Philippe Askenazy, Macron avait affirmé qu’il était éclairé par la science, sauf que cela l’a mené à l’échec, donc il a décidé de ne plus suivre la science.

Chiara Tribotté-Petit & Marine Hestin